Si les lecteurs qui franchissent les librairies de France et de Navarre sont régulièrement en quête de romans où le happy ending côtoie le chatoiement sentimental, certains écrivains rappellent que c’est dans la noirceur la plus pure que se forgent les textes les plus marquants. Déjà auteur l’an passé de l’hypnotique et torturé L’Effrayable, Andreas Becker s’invite à nouveau dans la rentrée littéraire pour mieux bousculer les lectures routinières.
Une fois Nébuleuses refermé, impossible de faire l’abstraction de toute comparaison avec L’Effrayable. On retrouvera sensiblement cette même structure construite autour d’un narrateur contraint de se délivrer, de littéralement accoucher du récit personnel afin de libérer le corps et la mémoire d’un passé/passif qui le ronge. Nébuleuses consacre ici le récit à la première personne d’une femme que Becker situe presque hors du temps, et qui dissèque tour à tour son quintet familial oppressant et destructeur : sa mère, son père, son fils, son copain, sOn amOur (en respectant la typographie Beckerienne).
A la différence de L’Effrayable, dont l’opacité se diluait page après page pour mieux éclairer le drame psycho-généalogique, Andreas Becker a décidé de définitivement lâcher la main de son lecteur. Nébuleuses porte magnifiquement son titre et en devient presque une profession de foi littéraire. Tout élément dans ce roman est, selon l’appréciation, soit définitivement obscur, soit complètement ouvert à l’interprétation. L’écrivain dynamite consciemment les cadres spatio-temporels de son récit et va même jusqu’à nous faire douter de la véracité des faits qui nous sont relatés. On voudrait ainsi s’interroger sur le sens de ce récit, sur la puissance évocatrice de la fameuse « I !nstI !tuI !on » martelée par la narratrice. Discours sur l’enfermement, sur l’isolement ? Peut-être, mais chacun y verra probablement ce qu’il voudra bien déceler.
Et si la démarche d’Andreas Becker résidait ailleurs. Nébuleuses met en scène une curieuse dialectique entre la nécessité de l’écriture d’une femme qui doit se libérer en jetant ses propres mots (qu’ils soient vrais ou faux) et une nécessaire lecture qui doit faire fi de tout propos métatextuel pour coller autant que faire se peut aux mots (qu’ils fassent sens ou pas). En découle une expérience particulièrement intéressante où l’on ne peut être que happé dans l’univers ténébreux de la narratrice. Et sur ce point, le texte ne déçoit pas. Andreas Becker propose une véritable étude du corps comme unique réceptacle, véhicule et catalyseur des sentiments, fussent-ils traumatiques. Sous sa plume, le néant émotionnel transpire par tous les pores de la peau, et se fait tour à tour abondance de liquides corporels, de graisse ou au contraire assèchement et pulvérisation. Sans parler de beauté ou de transcendance de la pourriture, la violence et la crudité de ce qui y est exposé dégoûte mais aussi fascine, rappelant la force du Jérôme de feu Jean-Pierre Martinet. Un mot aussi sur le style d’Andreas Becker. Comme dansL’Effrayable, l’écrivain renouvelle ses libertés prises avec la langue française tout en se permettant une judicieuse innovation. A l’instar des incontournables « … » de Céline, Becker a fait du tiret son arme stylistique en tant qu’outil d’une anti-description volontaire. Le tiret suggère une scansion rythmique particulière et sert à merveille l’image d’un flow littéraire qui se vomit bien plus qu’il ne s’écrit ou se réfléchit.
Roman plus ramassé et sec que L’Effrayable, Nébuleuses n’en reste pas moins une indéniable réussite littéraire qui confirme le talent de son auteur. Faisant fi des conventions psychologiques ou descriptives, Andreas Becker nous propose encore une œuvre littéraire non identifiée, dont la répulsion le dispute à la fascination. On ne peut que saluer ce tour de force qui fait confiance dans la seule puissance des mots et qui vient allègrement bousculer le lecteur dans son petit confort. Rien que pour ce point, ce roman vaut amplement le détour.
La Cause Littéraire - Adrien Battini